http://www.cosmovisions.com/textPoesie.htm
Poésie est un mot difficile à définir, parce qu'on le prend en différents sens, qui se substituent souvent l'un à l'autre dans l'analyse ou dans la discussion. Tantôt il désigne un certain genre d'ouvrages, que l'on distingue des autres productions de l'esprit humain; on dit, en ce sens, que la Poésie est plus ancienne que l'Histoire et que l'Éloquence. Tantôt on entend par poésie un certain talent d'une espèce particulière, qui se manifeste dans les conceptions et dans le style, comme quand on dit que la Poésie diffère de la Versificaion, qu'il peut y avoir des vers sans poésie, et de la poésie sans vers. Si l'on parle enfin de la poésie qui se trouve dans les spectacles de la nature, dans les tableaux de Raphaël, dans la musique de Mozart, le mot poésieéveille l'idée d'une sorte de vertu qu'ont certains objets qui frappent nos sens, pour produire chez nous une impression particulière.La poésie est née de la sensibilité et de l'imagination. Les émotions vives et fortes, les conceptions hardies et originales, quand, pour la première fois, elles trouvèrent leur expression dans le langage, furent des ouvrages de poésie. Le mot grec poïêsis, adopté par les Latins, signifie simplement travail; et poïétès (le poète) ne veut dire qu'auteur : le poète était donc l'auteur par excellence, et la poésie l'ouvrage par excellence. De même le mot épos, que nous traduisons par vers, signifiait parole : le vers était la parole par excellence. Les premiers humains, peut-être dominés par les sens et l'imagination, heureux de sentir, de penser et de tout dire, trouvaient-ils tout intéressant, tout précieux? Plus tard, en tout cas, on s'aperçut qu'il y avait des objets et des idées propres à la Poésie, lorsqu'à côté d'elle se formèrent d'autres genres, Ainsi, la recherche des vérités abstraites et générales donna naissance à la Philosophie; le récit véridique des faits accomplis forma l'Histoire; la discussion passionnée des intérêts publics et privés devint l'Éloquence; la représentation des objets, des idées et des sentiments trouva des moyens nouveaux, et la Musique, la Sculpture, la Peinture. Tous les arts qui s'adressent aux yeux et aux oreilles, restreignirent le domaine de la Poésie, dont il devint nécessaire de fixer les limites. Mais ces limites ne sont pas aussi nettes qu'en pourrait le croire : la philosophie, quand elle cherche à concevoir l'être suprême, emprunte le secours de l'imagination, et arrive à se confondre avec la poésie; c'est ainsi que les premiers philosophes de la Grèce, en traitant de la Nature, ont pris le style et la forme des poètes. L'histoire, devenue un récit animé des temps passés, ressemble fort à la poésie; et lorsque la poésie expose des événements vrais dans leur ensemble, elle se rapproche beaucoup de l'histoire : Homère était pour les Grecs un historien, presque autant qu'un poète; Hérodote, dans sa véracité historique, a le charme de la poésie. Considère-t-on l'éloquence : ce même Homère était regardé par les rhéteurs de l'Antiquité comme le premier, au moins en date, des orateurs grecs. Parmi les Modernes, on pourrait dire que Corneille est par moments le plus éloquent des orateurs. Du côté des arts proprement dits, la limite peut quelquefois aussi paraître indécise, car Lessing a écrit un important traité sur les limites de la poésie et de la peinture, son Laocoon; c'est que la poésie a un but commun avec les arts, à savoir, l'expression, ou plutôt la production du beau : mais ce qui marque en quoi la poésie diffère des arts, ce sont les moyens. La musique s'adresse à la sensibilité par l'ouïe; la peinture et la sculpture, par la vue, au moyen des couleurs et du relief; la poésie s'adresse à l'esprit par le langage, qui est l'expression la plus directe de la pensée, et le plus sûr moyen de communiquer entre deux individus. Elle est de la nature des arts par la fin qu'elle se propose; cependant on conteste qu'elle soit un art, parce que, dit-on, le propre d'un art est de présenter un ensemble de préceptes pour arriver à une fin, et que la poésie n'a pas de théorie et ne peut en avoir, puisque tout y dépend de l'inspiration. Dans cette opinion, on prend le mot poésie dans le sens du talent tout personnel que le poète déploie; mais alors on pourrait dire aussi qu'il n'y a pas d'art de la musique, de la peinture, ni de la sculpture, attendu qu'il n'y a pas de préceptes qui puissent donner son talent au musicien, au peintre ou au sculpteur. D'autre part, si les règles trop strictes sont gênantes pour le génie des auteurs, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait pas un ensemble de préceptes que le poète doit nécessairement pratiquer, et qui l'aident à gouverner son talent. On ne saurait, en effet, citer en aucun pays aucun grand poète dont les chefs-d'oeuvre n'aient été ou le résultat d'une théorie de la poésie, ou le résumé de tentatives faites avant lui par d'autres poètes qui sont depuis tombés dans l'obscurité. Les préceptes, pour être mis en exemples, n'en sont pas moins des leçons; et les essais infructueux sont aussi une théorie pour qui sait en tirer des enseignements. La poésie est donc un art; et quant à son but et ses moyens, on peut la définir ainsi : "L'art d'émouvoir et de charmer l'esprit au moyen du langage et des vers."Quelques tentatives heureuses dans les littératures modernes, et une bonne part de la poésie contemporaine, ont fait voir que les vers ne sont pas absolument essentiels à la poésie; néanmoins ils lui sont propres, et forment un de ses caractères distinctifs. A l'origine il n'y eut pas de poésie sans vers-: les prêtres, les initiateurs, parlant comme inspirés, et donnant leurs pensées comme des révélations divines, les ont entourées d'un appareil en quelque sorte surnaturel, c.-à-d. le chant et les vers, étroitement unis entre eux ; adroit calcul, car la singularité même d'une phrase rythmée communique au langage un caractère solennel, annonçant qu'il ne s'agit pas de pensées ordinaire. Pendant bien des siècles, les poètes ont considéré les vers comme une partie essentielle de la poésie, si bien que la poésie s'est appelée l'Art des vers. Les poèmes en prose ne vinrent que très tard, et peut-être y fut-on préparé par les traductions en prose d'Homère et de Virgile. Le Télémaque est le premier ouvrage fameux que la France ait eu en ce genre; Il a servi à autoriser la prose poétique. Auparavant, on pouvait bien rencontrer de temps en temps, dans l'éloquence et dans l'histoire, quelques inspirations dignes des poètes; dans les Oraisons funèbres de Bossuet, on trouve plus d'un passage que la poésie ne saurait surpasser : mais ce n'étaient que des exceptions, et l'on ne se serait pas avisé d'écrire tout un ouvrage de ce style. L'exemple une fois donné, la prose poétique a obtenu droit de cité dans la littérature. Toutefois, on ne saurait nier que la versification n'ait sur la prose d'incontestables avantages : elle communique au style un charme analogue à celui de la musique; elle distribue avec art les accents et les silences, et s'efforce de peindre les idées par le son et le mouvement des vers. Elle double l'énergie et la vivacité du style, en obligeant l'auteur à resserrer les tours languissants; elle proscrit toute expression faible, et invite l'écrivain à bien faire, en récompensant son travail, car elle grave ses pensées dans la mémoire bien mieux que la plus belle prose.Le style de la poésie, fût-il même privé de la versification, a encore des caractères particuliers qui en font comme une seconde langue dans la langue d'un pays; souvent même, le principal mérite d'un ouvrage poétique réside dans le style, si bien que l'on prend quelquefois le mot de poésie dans le sens restreint de style poétique. Cette poésie du style se compose de trois éléments : les termes poétiques, l'usage poétique des termes, et les tours poétiques. II n'y a pas de langue qui n'ait des termes réservés à la poésie, et d'autres qui en sont bannis ou qui n'ont qu'une place très marginale. Ces derniers sont ordinairement ceux qui expriment des objets ou des idées désagréables ou indifférents pour l'imagination : tels sont les termes scientifiques ou techniques, et ceux dont on se sert pour les usages vulgaires de la vie. Au XVIIe siècle, on attribuait volontiers aux mots une noblesse ou une bassesse intrinsèque : il faut cependant reconnaître que ces qualités ne sont pas dans les termes, ni même exactement dans les choses qu'ils désignent, mais plutôt dans l'idée que l'on s'en fait, et qu'ordinairement, quand le mot ne peut être souffert, c'est que la chose elle-même répugne. Il arrive néanmoins quelquefois que c'est le mot que l'on proscrit de la poésie, et non la chose : alors, s'il devient nécessaire de désigner l'objet dans un ouvrage poétique, on l'exprime par un terme différent de celui du langage vulgaire, et qu'on appelle synonyme poétique. La langue grecque, l'anglais, l'allemand, sont riches en termes poétiques; la langue française en est pauvre : en français, la poésie fait sa langue par élimination, et rejette la plupart de ceux de la langue commune; elle est à la fois pauvre et dédaigneuse. A défaut de mots qui lui soient propres, et même lorsqu'elle a un vocabulaire particulier, la poésie s'approprie les mots de la langue ordinaire, en eur donnant une valeur qu'ils n'ont pas par eux-mêmes. Elle les associe entre eux de manière à leur donner des significations nouvelles, à les relever les uns par les autres, à leur prêter une grâce et une énergie accidentelles qui font illusion sur leur valeur accoutumée. C'est ce qu'enseigne la théorie des figures, qu'on rattache ordinairement à la rhétorique, quoiqu'elle elle soit d'un plus grand usage dans la poésie que dans l'éloquence. En général, la poésie cherche les expressions qui représentent la penséeà l'imagination sous une forme sensible : car, pour s'emparer de l'esprit, il faut lui faire voir et sentir les choses dont on lui parle. Enfin, la poésie se donne une allure particulière par la hardiesse et la liberté avec laquelle elle s'affranchit de certaines entraves de la grammaire. Cette hardiesse, quoique encore très restreinte, est plus remarquable en français que dans les autres langues, précisément parce que la construction ordinaire dans la langue française est assujettie à un ordre presque invariable. La suppression des liaisons et des répétitions, les ellipses hardies, quelques inversions réglées, mais ont on peut tirer un heureux parti avec beaucoup d'art, telles sont les libertés autorisées de la poésie française. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quelques écrivains audacieux ont essayé d'en introduire de nouvelles, et le défaut de discrétion a souvent compromis leurs réformes. On dit souvent que la poésie est une création. Qu'est-ce que créer? C'est faire de toutes pièces; c'est produire aussi bien le fond que la forme. En ce sens, l'humain ne crée rien, pas même ses idées : il ne fait qu'arranger et composer différents matériaux d'après des idées que lui suggère l'observation, et qu'il combine de manière à en former de nouvelles. On dit qu'il crée, quand ses combinaisons sont assez neuves pour qu'on n'en puisse rencontrer le modèle ni dans la nature, ni dans les oeuvres de l'art. Il est vrai que la plupart des ouvrages poétiques exigent cette espèce de création; mais le mot a le défaut d'être vague et équivoque. Si la poésie était d'autant plus haute que la création est plus rempiétement originale, il s'ensuivrait que la poésie fantastique serait le plus haut degré de la poésie : de sorte que les plus grands de tous les poètes ne seraient pas les Homère, les Sophocle, les Virgile, les Corneille, mais les Apulée, les Perrault et les Hoffmann. La poésie ne crée qu'en imitant la nature; voilà pourquoi Aristote dit que tous les genres de poésie sont des imitations. Ce grand esprit n'a pas été lui-même assez explicite : car, en poussant l'imitation à ses dernières limites, on arrive au réalisme, qui est le contraire de la poésie. Le véritable objet de la poésie est l'idéal des sentiments, des actions, des caractères, c.-à-d. la nature dégagée, par l'imagination, de cette complexité des circonstances, de ce mélange d'éléments divers qui nuit à l'unité de l'impression. Ainsi, quand on veut admirer dans un individu une vertu, on la trouve déparée par une faiblesse; quand on est frappé d'un grand vice, on le voit corrigé par une bonne qualité; un beau visage a des imperfections; une action généreuse en apparence peut avoir des motifs intéressés; et, ainsi, il est rare qu'un esprit attentif n'aperçoive pas à la fois, dans un même objet, des traits qui se nuisent réciproquement. La poésie sépare les traits disparates, de manière à rendre l'impression plus forte en la simplifiant. Voilà comme elle imite, comme elle doit imiter. En même temps elle rassemble dans ses types les traits de différents modèles, de manière à donner à un objet particulier un caractère général, et par cela même idéal. On peut donc dire que la poésie crée en idéalisant la nature, ou que la poésie est la représentation de la nature idéalisée; c'est Apelles empruntant à vingt modèles divers les perfections qu'il devait donner à une image d'Aphrodite. Les différents genres de poésie classique correspondent aux différents objets d'imitation ou aux différentes manières d'imiter : La poésie lyrique exprime la situation d'une personne en qui débordent des sentiments passionnés, qu'il manifeste avec toute l'énergie, la hardiesse et le désordre d'une imagination qui ne se possède plus; l'enthousiasme en est l'essence. La poésie épique ou l'épopée peint les actions et les moeurs héroïques, au moyen du récit, auquel se mêlent des discours et des descriptions.Ce sont là les trois genres principaux rencontrés dans la poésie classique; ils peuvent se diviser en plusieurs espèces, et l'on y ajoute encore des genres accessoires ou formés du mélange des principaux. Ainsi, à la poésie lyrique se rattache la poésie élégiaque, qui en est une variété; la poésie dramatique se divise en tragédie, comédie, et drame, compositions qui ont elles-mêmes leurs subivisions et leurs variétés. La poésie didactique, qui ne vaut guère que par la versification et le style, est un enseignement orné des formes de la poésie. La poésie légère, avec la grande variété de ses formes, peut quelquefois, suivant la nature des sujets ou la manière de les traiter, rappeler en petit les différents genres de la poésie; mais, le plus souvent, ce n'est qu'un amusement, un caprice, soumis seulement aux règles les plus générales et les plus libres du style et de la versification. ( C.).
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